Les cannes d'Edmond Jaloux - Eugène Marsan



"Quand vous pénétrez chez Edmond Jaloux, après avoir tiré un pied-de-biche en fer, vous êtes dans une petite pièce dont le papier de tenture est bigarré de jaune et de vert. Contre la fenêtre, sur une table Louis XIV rouge et or, des oiseaux chantent dans une volière. Deux ou trois cabinets étranges et des objets dans une vitrine, chevaux d’un blanc de lait, diaphanes vaisseaux pareils à des poissons à voiles, cent petits chef-d’œuvre de verre filé.
Vous entrez dans son bureau : la paix, le travail. Les livres sont cachés dans les grands coffres de Chines. Mais les cannes garnissent tous les coins. Il faut les cueillir une à une et les mettre en gerbe.
L’une des plus belles sort du tiroir où Antoine garde des merveilles pour que la faveur du collectionneur leur vienne après que celle de la mode est partie. Elle a sa tige entourée d’une feuille d’écaille rose et coiffée de jaspe. La pomme est attachée par une petite couronne d’or. Autre merveille (Cazal fecit) : un jonc clair avec une pomme de lapis-lazuli est une très légère bague d’or. Le chef d’œuvre de la collection a été acheté aussi à la liquidation de Cazal, et jaloux a retrouvé le même, exactement, à l’Exposition du Second Empire au pavillon de Marsan. Certaines cannes sont toutes dans la beauté de leur bois. Celle-là, qui est un jonc assez frêle, brille par son pommeau d’écaille havane, long, poli, soigné comme un bijou, avec de savantes rainures et un anneau ciselé en forme de tresse.
J’aperçois un makila couronné d’une pierre noire, une petite massue anglaise en bois de fer décoré d’un damier jaune et noir, un bois d’amourette achevé par une béquille d’argent damasquiné, travail bohémien, une autre béquille en porcelaine de Saxe : un petit oiseau rouge et noir y est légèrement posé sur une branche aux feuilles d’un vert pâle. J’ai vu à peu près la même jadis chez Paul Bourget, plus haute : la canne, disait-il, du fermier général.
Remarque. Pour servir de pommeau, Jaloux préfère à la perfection de la sphère une forme ellipsoïde qui lui semble plus spirituelle. Et il aime les cannes anormales, les cannes-bibelots, en ivoire, en écaille, qui ne servent guère. Elles lui sont un signe de la frivolité par laquelle le genre humain se rassure dans la planète, comme un enfant qui chante entre les arbres obscurs d’une forêt. Le bâton qu’il a ramené d’un bazar des Merceries ne cesse pas de l’intriguer par la qualité de son bois, rustique et sans apprêt.
L’artiste qui a écrit Le Reste est silence, le sage qui se plaît à méditer les livres hindous, aime à rêver aussi sur les mystères de la vie élégante, comme de toute vie. Il y met ce sourire calme qui lui donne, avec ses lunettes rondes, l’air d’un philosophe chinois impénétrable."



Ce texte figure dans la seconde édition des Cannes de M. Paul Bourget, parue en 1923 aux Éditions du Divan. Edmond Jaloux (1878-1949), élu à l'Académie Française en 1936, fut membre du fameux Club des Longues Moustaches, mais aussi un fin critique de la littérature de son époque. Ses fictions, nostalgiques du XIXe siècle, mériteraient d'être redécouvertes.


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