Joséphine Baker et la Revue nègre par Pierre de Régnier - novembre 1925

 




Commentaire : Si l'illustration qui figure ci-dessus date des années 1930 (à l'époque où Pierre de Régnier signait ses chroniques parisiennes dans Gringoire), le texte qu'on reproduit ci-dessous a bien paru en 1925, dans le numéro du 12 novembre de Candide, magazine où Pierre de Régnier fit ses débuts de chroniqueur (et d'illustrateur, sous le pseudonyme de Tigre). Il livre ici le compte-rendu d'une représentation de la Revue nègre, au théâtre des Champs-Élysées, dont la première avait eu lieu le 2 octobre 1925. Le succès avait été immédiat - notamment grâce à Joséphine Baker, dont les cendres entre aujourd'hui même au Panthéon.

 

On en a déjà beaucoup parlé. Il y a des gens qui y sont retournés deux fois et même six. Il y en a d'autres qui se lèvent brusquement au bout de deux scènes et qui s'en vont en claquant les portes, en criant au scandale, à la folie, à la déchéance et au culte des divinités inférieures. Snobisme, direz-vous, que tout cela ; snobisme dans les deux cas ; exagération du parti pris ;  malgré tout, la majorité des spectateurs reste bien sagement assise, sans enthousiasme déplacé ni fureur préconçue ; et depuis le temps que dure ce spectacle, il faut bien reconnaître que c'est un de ces succès que l'on peut qualifier d'éclatants. 

La revue commence, à dix heures et quart et c'est bien commode pour les gens toujours en retard et qui n'aiment pas dîner vite. Il y a « tout-Paris dans la salle ». Le soir où vous y étiez, me direz-vous. Non pas. « Tout-Paris » est là tous les soirs. On s'accorde pour dire qu' « on n'a pas vu des salles comme cela depuis les ballets russes d'avant-guerre ». À peu de chose près, c'est vrai, mais en moins habillé. C'était vrai du moins pendant la première semaine. 

Donc, tout-Paris est là, dans la salle éteinte. L'orchestre habituel du théâtre se tait, dans son trou. Et les musiciens de l'orchestre nègre, portant leurs instruments, défilent un à un, dans l'obscurité, devant le rideau gris perle. Projecteur. Et le jazz éclate, à la fois silencieux et 
transpercé de coups de trompette, dans un coin de la scène vide.

Le rideau de la revue est étonnant de couleur : sur un fond jaune, un nègre en blouse rose, peint « genre moderne », danse sur des carreaux de cuisine. Puis le jazz se fait plus silencieux encore et le rideau se lève. 

Un port, la nuit, très loin, là-bas… des cargos illuminés, la lune, des marchandises sur le quai… et des femmes en chemise, ou en robe si vous voulez, coiffées de madras, entrent les unes derrière les autres pour chanter une petite chanson. Ce sont les girls qui, à la scène, ont toutes l'air, sauf une, presque blanches. Ce qu'il y a surtout de remarquable dans cette revue, c'est la beauté des jambes des femmes. Je n'avais jamais vu, à la fois, autant de jolies chevilles et autant de genoux aussi parfaits. 

Charleston. C'est une nouvelle danse, où le derrière joue un rôle prépondérant et où il convient d'avoir l'air constipé et d'éprouver une grande difficulté à avancer. 

C'est alors qu'entre en scène, très vite, un personnage étrange qui marche les genoux pliés, vêtu d'un caleçon en guenilles, et qui tient du kangourou boxeur, du sen-sen-gum et du coureur cycliste : Joséphine Baker.

Est-ce un homme ? Est-ce une femme ? Ses lèvres sont peintes en noir, sa peau est couleur de banane, ses cheveux, déjà courts, sont collés sur sa tête comme si elle était coiffée de caviar, sa voix est suraiguë, elle est agitée d'un perpétuel tremblement, son corps se tortille comme celui d'un serpent, ou plus exactement, il semble être un saxophone en mouvement et les sons de l'orchestre ont l'air de sortir d'elle-même ;  elle est grimaçante et contusionnée, elle louche, elle gonfle ses jolies, se désarticule, fait le grand écart et finalement part à quatre pattes, avec les jambes raides et le derrière plus haut que la tête, comme une girafe en bas âge. 

Est-elle horrible, est-elle ravissante, est-elle nègre, est-elle blanche, a-t-elle des cheveux ou a-t-elle le crâne peint en noir ? Personne ne le sait.On n'a pas le temps de savoir. Elle revient comme elle s'en va, vite comme un air de one-step, ce n'est pas une femme, ce n'est pas une danseuse, c'est quelque chose d'extravagant et de fugitif comme la musique, l'ectoplasme, si l'on peut dire, de tous les sons que l'on entend.

Puis voici venir une autre personne non moins étonnante, également avec cheveux collés, mais en crinoline rose, chapeau à plumes et mitaines vertes. C'est Maud de Forest, l'élégante de la troupe qui chante d'une voix rauque, l'air à la fois réjouie et furibarde, et dont les yeux énormes; aux cils en boule comme des épingles, et les jeux de physionomie ont quelque chose d'extasié et de macabre.

Il y a ensuite la chanson triste, le passage sentimental, où toute ta nostalgie lugubre de la musique nègre se retrouve aussitôt que le mouvement a cessé ; puis la frénésie reprend avec Louis Douglas, qui non content d'être nègre, se peint en noir par-dessus le marché.

Il est inutile de vous dire que Louis Douglas est un personnage rythmique, puisqu'il fait des claquettes, mais il les fait avec un tel silence et une telle souplesse qu'il semble être agité au ralenti. C'est en plus un mime étonnant et il a une danse, dans un décor entièrement noir avec une petite église blanche, un chat et une lune, avec sa figure noire et ses lèvres blanches, son air à la fois sinistre et stupide, une danse désespérée et comique, élastique et folle, qui est un chef-d'œuvre caoutchouté. 

Arlequin, c'est toujours Louis Douglas qui, avec une collerette rose, courtise une 
Colombine mauve au pied d'un gratte-ciel et au son d'une clarinette. Voilà qui est très ballets russes, quoique très incohérent, et n'en déplaise à Jean-Louis Vaudoyer, je verrais fort bien Louis Douglas dans le spectre de la rose… de la rose noire.

Autre décor, entièrement rose, avec des pastèques coupées en deux et semées au hasard sur le rideau. Les huit girls, en redingote blanche transparente et chapeaux blancs. Alors, dans tout ce blanc et dans toute cette transparence, on peut admirer la qualité de la couleur des différentes peaux. Elles sont huit, pas une pareille, et sur ce fond rose, elles semblent être vertes, mauves, jaunes, marron-glacé, crème à la vanille... 

Et voici le final. L'orchestre est dans le fond, devant une mer bleue, un ciel jaune et deux palmiers oranges. Tous les pans coupés sont en toile cirée noire dans laquelle les projecteurs ont d'étranges reflets. Tout autour de la scène, des tables ornées de bouteilles, au milieu, des gens qui dansent. Une boîte de nuit. Mais voici le numéro, qui n'est autre qu'une danse barbare, dansée par les girls et par Joséphine Baker. Cette danse, d'une rare inconvenance, est le triomphe de la lubricité, le retour aux mœurs des premiers âges : la déclaration d'amour faite en silence et les bras au-dessus de la tête, avec un simple geste en avant, avec le ventre, et un frémissement de tout l'arrière-train. Joséphine est entièrement nue, avec un petit collier de plumes bleues et rouges autour des reins, et un autre autour du cou. Ces plumes frétillent en mesure et leur frétillement est savamment gradué. Quelques spectateurs protestent ; ah ! ils ont beau jeu, les détracteurs de l'époque actuelle, pour proclamer l'avilissement des temps modernes ! Se plaire à une danse de sauvages !S'extasier devant ces croupions empanachés ! Quelle horreur !… D'autres, au contraire, s'enthousiasment : Voilà ce qu'aucun danseur et aucune danseuse n'avaient jamais osé exprimer ! C'est du pur art moderne ! C'est magnifique !…Mais voici Louis Douglas, en garçon de café frénétique, Joséphine qui tourbillonne dans son plumage, les Girls qui hurlent 
et le rideau tombe, sur un roulement pharamineux de la batterie et un coup de cymbale définitif.

J'y étais, ce soir-la, avec deux amis. Nous sortons. L'un d'eux me dit :

— Elle est assommante, cette revue ; ces nègres… Oh ! là, là...

Alors l'autre :

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Mais c'est admirable ! Ce rythme ! Cette musique ! Ces femmes !… Je veux absolument connaître Joséphine Baker et l'emmener dîner chez Ciro's.

— Je n'y vois aucun inconvénient.

Ils étaient tous les deux des gens « à parti pris ».


Pierre de Régnier (illustrations Tigre)

 


 

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