L'enterrement de Barbey d'Aurevilly - Georges Rodenbach


Le 28 avril 1889, au matin, dans un doux soleil de printemps, nous avons vu le petit catafalque de Barbey d'Aurevilly, sous l'allée cochère du n" 25 de la rue Rousselet, une étroite et populeuse rue qui aboutit à la rue de Sèvres, en le lointain quartier des Invalides. Une draperie noir et blanc, quelques fleurs, quatre cierges. Peu d'amis arrivent. Le corbillard est là, un corbillard de la dernière classe.
À 10 heures, les hommes des pompes funèbres bousculent les couronnes, les candélabres ; ils rejettent le poêle et le cercueil apparaît, un grand coffre plat, carré à chaque bout, de bois simple peint en jaune, un coffre nu et sans ornement avec des poignées de fer. C'est le cercueil, habituel sans doute en ce quartier, un cercueil de pauvre ! Et tandis qu'on l'a hissé sur la voiture, un petit cortège restreint et silencieux s'ébranle ; d'Aurevilly, solitaire dans la vie, avait demandé d'être seul dans la mort et « qu'aucun ami ne se dérange pour suivre le convoi » ; aussi n'avait-on pas envoyé de lettres de faire-part. Une centaine d'artistes sont venus cependant - Coppée. qui conduit le deuil, Huysmans, Richepin, Cazalis, Cladel ; puis ceux qui se donnaient comme les disciples du maitre, Charles Buet, Léon Bloy, l'air triste et pauvre, les cheveux déjà blanchissants, et Joséphin Péladan, avec sa chevelure de mage extraordinaire ; quelques peintres aussi : Raffaëlli, Lévy, l'auteur d'un très bon portrait de Barbey qui appartient à M. Charles Hayem ; Valadon, qui a fait du mort un croquis à la plume d'une belle impression posthume ; Odilon Redon et quelques autres encore. Tout ce petit monde a assisté au service funèbre dans l'église de Saint François-Xavier, en même temps que quelques dames du grand monde où Barbey allait parfois, moins souvent qu'on ne l'a dit et que lui-même n'aimait à le laisser croire - la baronne de Poilly, chez laquelle il dînait, la comtesse de Brigaud, etc. Après la messe chantée, les absoutes ont été dites par le P. Silvestre-Marie, de l'ordre des Franciscains, un moine à figure saisissante, qui était le confesseur du défunt. Puis le convoi s'est remis en route vers le cimetière Montparnasse, où on a placé le cercueil sur un caveau de la grande allée, provisoirement. Et, tout en faisant à notre tour la suprême ablution d'eau bénite, suivant la règle, nous ne pouvions nous empêcher de revoir sous le couvercle clos le, grand mort, tel qu'il nous était apparu la veille sur son lit mortuaire, vêtu de sa grande simarre blanche et coiffé du pschent égyptien de laine rouge à galon noir, la figure détendue, la bouche un peu tirée de côté, son grand profil d'aigle dédaigneux encore et aigu, les mains nouées autour d'un crucifix, ces si belles mains aristocratiques et sculpturales dans la mort comme des ivoires pâlis.

Commentaires