Rue des Colonnes, à Paris - Mario Praz


Rue des Colonnes

Il peut paraître étrange que ma première visite, lors d'un récent séjour à Paris, ait été pour la rue des Colonnes. C'est une rue très courte, près de la Bourse, difficile à trouver sur le plan de la ville, justement parce que sa dénomination, en très petits caractères, se perd parmi celles, plus voyantes, des rues alentour. Cette rue s'ouvre sur celle du 4 Septembre : je n'y avais jamais prêté attention, les nombreuses fois où J'étais passé par là, car les édifices terminant cette petite rue ont été reconstruits dans un style hybride, disons pseudo-Renaissance, vers la fin du XIX siècle. Mais cette fois, je voulus combler ma lacune, frais de la lecture de l'excellent ouvrage de Robert Rosenblum sur Transformations in Late Eighteenth Century Art (Princeton University Press, 1967), où la rue est rappelée comme un témoignage du goût Directoire pour la sévérité de ses colonnes doriques, équivalent architectural du Serment des Horaces de David, et où, à côté d'une vieille photo peu engageante, est représenté le dessin au trait, cristallin, de Friedrich Gilly, qui l'a esquissée dans toute sa pureté originelle. Dès qu'on pénètre dans cette rue, on se trouve entre de lisses façades qui rappellent la sobriété attique des rues de Bloomsbury : la différence réside dans le fait qu'ici les murs sont crépis et n'ont pas la couleur de la brique ; les colonnes ne sont pas seulement aux portes d'entrée comme à Londres, mais elles s'alignent tout au long de la rue, formant des arcades qui passeraient inaperçues à qui a vécu dans une ville comme Bologne ou Padoue, mais qui ont une saveur toute personnelle, culturelle et évocatrice, pour celui qui s'intéresse au goût néoclassique. Une observation plus attentive y révèle aussi des raffinements qui disent combien ce primitivisme peut être sophistiqué : les fenêtres des premiers étages sont garnies de balustrades aux petites colonnes doriques qui reproduisent avec affectation le motif des arcades.
La rue, témoignage d'une vogue pour le primitivisme dorique qui devait aboutir aux colonnes trapues et encaissées de Johann August Arens, de Friedrich Weinbrenner et de Carl August Ehrensvärd, est donc comme un petit fossile égaré dans l'étendue de Paris, document de cette époque oscillant entre le classicisme des formes et une aspiration essentiellement romantique, que Rosenblum estime, à juste titre, peu explorée dans l'articulation très complexe de ses œuvres d'art. (...)

Extrait de Goût Néoclassique, de Mario Praz (1974) - publié en 1989 aux Éditions du Promeneur (traduction de Constance Thompson Pasquali)



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