Dans l'invraisemblable fatras de la littérature autobiographique, encombré d'absolument tout et n'importe quoi (en majorité n'importe quoi), les livres publiés par les éditeurs eux-mêmes sur leur vie et leur métier sont en définitive assez rares. On citera Grâces leur soient rendues de Maurice Nadeau, Souvenirs désordonnés de José Corti, La Traversée du livre de Jean-Jacques Pauvert, Endetté comme une mule, la passion d'éditer d'Éric Losfeld ou encore les Scènes de la vie d’un éditeur de Pierre Belfond... Il y en a sûrement d'autres. Il doit bien y avoir quelqu'un qui a passé un peu de temps à établir une liste, forcément lacunaire, de ces ouvrages, mais on n'a pas trouvé où.
Les Auteurs de ma vie du fort discret Edmond Buchet sont une excellente surprise. Initialement publié en 1969 et réédité en 1991, le livre propose des souvenirs en forme de journal, sur une période s'étalant de 1935 à 1968. 1935, c'est l'année au cours de laquelle Buchet, Suisse de nationalité et avocat de formation, prend en main la destinée des éditions Corrêa avec Jean Chastel, créant par la même occasion les éditions Buchet-Chastel... jusqu'en 1968, où il prend ses distances et laisse les rênes à son fils. Entre-temps, il aura publié Maurice Sachs, Roger Vailland, Malcolm Lowry ou Guy Debord ; découvert Henry Miller et Lawrence Durrell ; et lancé deux fameuses collections, Pages immortelles et Musique.
Ce qui fait l'intérêt du livre de Buchet, c'est qu'il nous fait vraiment découvrir toutes les facettes du métier d'éditeur, l'envers du décor en quelque sorte. Tout est dit clairement, avec une modestie qui contribue grandement au charme du livre. L'air de rien, sans la ramener et sans tomber dans le name-dropping fastidieux et le "moi je" incessant, l'auteur mène sa barque avec une compétence indéniable, faisant montre selon les circonstances d'audace, de prudence ou d'opportunisme, sans jamais se départir d'une espèce de fraîcheur des plus sympathiques. Le bonhomme est franc, ne cachant rien (ou presque) de ses doutes, de ses agacements et de ses colères, mais aussi de ses petits accommodements avec le monde littéraire. À cet égard, il y a des passages très instructifs sur les prix littéraires.
Les soixante-dix pages qui couvrent la période de la Seconde Guerre sont particulièrement réussies. Si la maison Buchet-Chastel n'a pas cessé ses activités, elle n'a pas été pour autant collaborationniste - et Buchet expose assez bien pourquoi. Il relate avec précision les problèmes avec l'Occupant, les difficultés liées à l'approvisionnement en papier. Il évoque aussi sans complaisance les débordements de l'épuration d'après-guerre.
Buchet séduit aussi parce qu'il apparaît (ou cherche à apparaître comme tel) comme un homme libre, sans a priori, autant à l'aise dans les salons littéraires des années 50 que dans les endroits un peu louches où cherche à l'entraîner Roger Vailland. Tiens, au passage, qui lit encore Roger Vailland, aujourd'hui ? Le portrait que Buchet dresse de lui n'est pas tendre. En vérité, Buchet est vraiment un éditeur des années 50/60, et du coup, les auteurs qu'ils défendaient à l'époque sont pour beaucoup plus ou moins tombés dans l'oubli (Charles Plisnier, Célia Bertin, Maria Le Hardouin, Eveline Mahyère...) ou se débattent dans un purgatoire relatif, comme Lawrence Durrell ou Henry Miller. Henry Miller qui est au centre de la dernière partie de ce livre formidable qu'on ne saurait trop conseiller aux amoureux de la littérature et aux curieux de la chose éditoriale.
J'ajouterais à votre liste "C'est dans la poche" de Jacques Sadoul, fort mal écrit mais complètement inintéressant et les navrantes mémoires de Jacques Brenner et un livre de Maurice Nadeau qu'une de mes bibliothèques a du bouffer car je ne parviens pas à le retrouver.
RépondreSupprimerBernard Alapetite
Nous aimons "se débattent dans un purgatoire relatif". / Sinon, quid de Charles Plisnier, Célia Bertin, Maria Le Hardouin Evelyne Mayère ?
RépondreSupprimer@ BA : quand j'aurais un peu de temps libre, je la dresserai, cette fichue liste. Merci de votre contribution !
RépondreSupprimer@ Appô : google, c'est pas pour les chiens ! Le cas Evelyne Mahyère, auteure (oui, j'ai mis le "e") d'un roman unique assez torturé (Je Jure de m'éblouir), traductrice de polars et suicidée à 28 ans a l'air intéressant.
Grasset, Girodias, Stock,Verny, Duhamel, Lacassin,Adrienne Monnier, Sylvia Beach,Robert Laffont,André Schiffrin, Alain Gheeerbrant, Gérard Guéguan, Vercors...
RépondreSupprimerComme je le disais il y a déjà quatre ans (aaaaargh), il faut que je fasse la liste... Merci !
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