Smoking people - Édith Piaf



Commentaire : la photo a été prise dans une loge, lors d'une tournée, en 1947.

Voici ce que Pierre de Régnier écrivait sur la même Piaf douze ans ans plus tôt, en 1935, l'année même où elle fut découverte par Louis Leplée.

   Cela ressemble au commencement d’un film ; d’un film du début des films parlants, qui commence dans une ruelle, par une de ces nuits gluantes, dont l’asphalte reflète le ciel et fait déraper les voitures des «riches» ; une de ces nuits de misère mouillée, avec une pluie qui émeut plus que les larmes... Mais je ne vous raconterai pas cette histoire, parce que tout le monde la connaît déjà.
   Louis Leplée, patron du Gerny’s, a donc trouvé dans la rue, un soir de pluie (dans la rue Troyon, pour préciser), une petite fille dont la voix lui fit dresser les oreilles, si l’on peut dire ; il lui demanda de venir chanter dans son cabaret ; elle vint ; il l’engagea sur-le-champ... Et voilà comment la môme Piaf chante chez Gerny’s.
   Remettons à plus tard la fin du film. Ces films-là se finissent en général au music-hall, dans une apothéose pailletée, et sur un linoléum tellement brillant qu’il rappelle le trottoir du commencement...
   ... Souhaitons pour elle qu’elle continue sa carrière aussi classiquement... Pour l’instant, occupons-nous de ce qu’elle est, et de ce qui compose l’étrange et triste fluide qui se dégage d’elle : une fille des rues. 
   C’est pour cela qu’elle plaît, ou plutôt qu’on l’admire : c’est dans la rue, semble-t-il, qu’elle est née, dans une de ces rues en pente, prolongées par un escalier dont on ne voit que le haut de la rampe, comme dans les illustrations que Poulbot fit pour La Maternelle... Enfant, elle dut jouer avec Apollonie Trimouille et Caca, le fils de la concierge, qui était toujours assis sur la même marche du même escalier, et participer à la prise de l’épicerie... Mais ne lui inventons pas une origine... Pour nous, la môme Piaf est née il y a quinze jours ou trois semaines, à huit heures du soir, rue Troyon.
   ... Elle arrive avec un air gêné d’être si petite, la tête presque dans les épaules, la démarche en canard – dame ! quand on est née sous la pluie ! – mais pas intimidée pour deux sous ou même pour moins... Elle s’arrête au bord du piano, contemple la salle avec un regard sans expression et chante... D’abord, quoique prévenu, on ne fait pas attention... Et puis cette voix, cette voix froide, de la couleur des huîtres qu’on ouvre dans les paniers mouillés devant les bistros, cette voix indéfinissable, rauque et ample, à la fois ordinaire et unique – mais unique, devrais-je écrire –, cette voix humide, enrhumée, encore enfantine et déjà désespérée vous prend au creux du ventre, inexorablement, au moment où vous n’y pensez pas, où vous n’y pensiez plus, et vous fait paraître sans rivales dans leur genre, et définitives, les paroles les plus stupides des chansons les plus bêtes et les plus connues.
   Entre autres « chansons de barrière », elle chante Les Hiboux, La Java de Cézigue, et surtout Les Mômes de la Cloche, cette vieille ordure de chanson qui traîne depuis trente ans dans tous les bastringues, dans tous les caf’conc de quartier, dans la bouche de tous les chanteurs des rues, et qu’elle parvient à rendre émouvante – d’une stupéfiante façon –, et sans effets.
   Je ne vous dirai pas comment, c’est inexplicable ; elle ne fait rien que d’être toute petite, toute maigre, mal coiffée, avec un petit chandail et des souliers que l’on s’étonne de ne pas voir crottés – et d’avoir cette voix.


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