Des cravates un peu vives… un teint un peu blanc




commentaire : dans le cadre d'une importante vente de lettres, manuscrits et ouvrages, qui s'ouvre sur un exceptionnel ensemble consacré à Baudelaire (à découvrir absolument ici, sur le catalogue en ligne), et qui se tiendra le 4 novembre à Fontainebleau, on a découvert cette curiosité : un petit volume abrité dans un “boîtier de maroquin noir, dos lisse avec titre doré, plats recouverts de simili-bois avec pièce de titre de maroquin noir sur le premier” contenant deux lettres autographes inédites de Marcel Proust à sa mère, accompagnées de la fameuse photographie (prise en 1896 chez Otto, place de la Madeleine) où l'on voit un Marcel Proust, avec derrière lui Robert de Flers, et à son côté, Lucien Daudet, les yeux baissés sur lui et l'avant-bras négligemment appuyé sur son épaule.
Cette photo, du moins la nouvelle de la séance chez Otto, ne fut pas du goût de la famille Proust, qui devait se douter de la relation unissant Marcel Proust, alors âgé de 26 ans, et le jeune Lucien Daudet, de huit ans son cadet. Texte du catalogue : “Quand les parents de Marcel Proust, sans illusion sur ses tendances, apprirent l'existence de ces photographies, ils exigèrent qu'elles fussent détruites avant même de les avoir vues. Il s'ensuivit une violente dispute au cours de laquelle l'écrivain claqua une porte vitrée dont il brisa le verre. Cet incident inspira à sa mère, dans une lettre qu'elle lui écrivit, une métaphore sur le temple et le mariage juif. Marcel Proust accepta de ne pas mettre ces photographies en circulation, mais il transposa l'épisode dans son roman Jean Santeuil, où Lucien Daudet peut être reconnu sous les traits de Charlotte Clissette, et où l'altercation oppose Jean Santeuil à ses parents au sujet d'Henri de Réveillon”. 
On est passé à côté de ce dernier point en préparant l'édition du Prince des Cravates, la nouvelle de Lucien Daudet rééditée en 2016 à la Table Ronde. À propos de cravates, on notera dans la première lettre, la réjouissante allusion aux “cravates un peu vives” du jeune Lucien. 

Voici le texte des deux lettres.

Première lettre sur 6 pages
« Paris, 4 novembre 1896 à 10 h.
Ma chère petite maman, je t'écris pour te supplier de me pardonner et d'obtenir aussi de papa son pardon pour cette violence dont ma santé – avec le petit regret que tu as peut-être de m'avoir taquiné quand j'ai déjà tant de sujets d'ennuis – seront peut-être un peu l'excuse. Pour le reste, je compte sur votre bonté. Nous sommes liés l'un à l'autre par trop de liens de tendresse et de chagrin qui dureront autant que la vie même et peut-être hélas seront à jamais rompus avec elle pour qu'il ne soit fou de nous faire volontairement de la peine. Et ceci serait un reproche que je te ferais si je n'avais pour le moment à m'en adresser assez pour ne penser qu'à ma faute sans penser à la tienne. 
Je regrette d'avoir fait faire les photographies si pour une raison que je ne peux m'expliquer elles ne te sont pas agréables. Mais je suis sûr que quand tu les verras tu en seras au contraire charmée.
Je pense qu'il n'y a rien de mal à être photographié avec Robert de Flers et si Lucien Daudet peut avoir des cravates un peu vives ou un teint un peu blanc c'est un inconvénient qui disparaît en photographie qui ne rend pas les couleurs. 
Cela n'empêche pas que si je vois un moyen sans faire des choses grotesques ou inconvenantes d'arrêter cela je le ferai mais je te préviens loyalement que je n'ai guères d'espoir de réussir, n'étant pas seul maître en ceci, et n'ayant d'ailleurs posé que sur les instances durant près d'une heure de Robert de Flers. Je croyais t'avoir dit hier la conversation que j'avais eue avec Lucien Daudet sur son extérieur et les résultats qu'elle avait eue. 
Aussi je suis étonné que tu aies choisi ce moment pour me faire devant Jean [Jean Blanc, domestique de ses parents] (présence qui à moi m'est très égale mais implique de ta part étant donné tes idées plus d'hostilité) des criti ques aussi blessa ntes . Quand l'amertume de tout ceci sera dissipée dans mon coeur, je t'expliquerai combien de plus tu as mal choisi ton moment et à quel moment tu arrivais ainsi me blessant de tes armes, quand tu n'aurais pas même eu le temps de me tresser les lauriers que je méritais. Mais je ne puis vouloir qu'on me sache gré de ce que je ne dis pas. Seulement si tu te fiais un peu plus à mes bonnes intentions, tu ne me découragerais pas par des scènes de ce genre d'essayer de faire triompher de bonnes résolutions contre lesquelles tant de choses se heurtent déjà sans que je sois encore combattu et blessé par ceux sur le concours de qui je devrais avant tout compter, comme toi. Quoiqu'il en soit et pour terminer ce que papa, j'espère, appellera la lettre "philosophique", en t'embrassant avec cette tendresse émue dont le début témoigne, je te prie de vouloir [m]e donner un petit mot de réponse sur le même ton qui, au nom de papa et en le tien, me dira que mes excuses sont acceptées, ma violence oubliée et ma tendresse rendue... »


Seconde lettre sur 2 pages
« Paris, 4 novembre, minuit.
Ma chère petite maman, je te remercie infiniment de ta lettre où du reste la comparaison avec le Temple est admirable et m'a très touché. Je suis indigne d'une réponse si belle et si miséricordieuse.
Je suis rentré tard ayant voulu me “mettre en campagne” pour la photographie. Je suis allé chez Daudet (c'était jeudi) et j'en ai parlé à Lucien non comme de toi mais de moi. Cela m'était relativement facile parce que c'est de Flers qui tenait à cela et que Lucien n'était pas du tout de cet avis. Il a parfaitement consenti si j'obtenais le désistement de de Flers. Je m'en chargeais mais le chargeait en revanche d'écrire à Otto que je ne connais pas assez pour lui faire un coup pareil, surtout étant donné que de Flers a fait recommencer 7 fois la pose parce que j'avais ri. Lucien Daudet a refusé de lui écrire et devant mon insistance s'est susceptibilisé, a trouvé impossible par moi, ou lui ou n'importe qui d'écrire à Otto, ni à de Flers et ne veut plus rien changer. Nous nous sommes quittés fâchés. Il est possible que demain il m'écrive pour cela. En tous cas n'ouvre pas sa lettre ou dépêche, cela ne servirait à rien, puisqu'il faudrait encore que je voie de Flers, le mieux sera que ce soit moi qui prenne t[ou]tes les épreuves, je leur en donnerai une à chacun et te donnerai les autres, comme cela elles ne seront pas dans la circulation (puisque tu trouves cela, que je ne puis comprendre). Il est 1 h. 1/4 chez papa, je me sauve dans mon lit où je n'ai plus qu'à me mettre... »

Commentaires