Il y a, dans les Bêtises de Jacques Laurent - livre bourratif, et assez peu digeste - paru en 1971 et distingué la même année par le prix Goncourt, un passage conséquent où le narrateur raconte comment il est sommé de faire le tri des livres qui se trouvent chez sa mère et encombrent une pièce qu’elle loue à une dame – on est pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les livres auxquels il ne tient pas seront « cédés » à un bouquiniste et les autres, qu'il souhaite conserver, iront attendre dans la chambre de bonne qui sert de remise…
« Je décidai de diviser ma bibliothèque en trois lots, le premier destiné au bourreau, le second à s’empoussiérer dans la chambre de bonne, le troisième, léger, à me suivre. On se rappelle qu’à mon premier départ [1], j’avais emporté une trentaine de livres dont le poids m’avait harassé ; je limitais à douze ceux qui m’escorteraient cette fois.
Le premier tas se constitua assez vite, fait de livres que ma grand-mère et ma mère m'avaient données (Pierre Loti, Marcelle Tinayre, Marcel Prévost, Anatole France, Huysmans, Louis Bertrand, René Bazin, Claude Farrère, Lorrain, Kipling, Goethe, Beaumarchais, Musset, François de Curel, Ibsen, Clément Vautel, la Bible, D’Annunzio, Francis de Miomandre, Maurois, Maeterlinck, Hugo (ses vers), Heredia, Lamartine, Moréas, Rousseau (ses romans), Bedel, Pierre Louÿs, Pearl Buck, le Coran, Romain Rolland, Mistral, etc.) ; de livres achetés par moi et tombés dans mon indifférence (le Kamasoutra, Crevel, plusieurs Claudel, tout Gide, les trois quarts des Barrès, deux Aragon, quatre Alain, deux Valéry, deux Maurras, la moitié des Colette, Verlaine (puisque je savais par cœur les cent vers de lui que j’aimais), quelques Drieu, les Salons de Diderot, les romans de Chateaubriand, les populistes, les vers de Péguy, etc.)
Le second tas dressa très vite ses hautes et sévères colonnes d’un matériau philosophique que je tenais à mettre à l’abri pour le cas où je reprendrai mes études. S’y ajoutèrent très vite des livres pour lesquels mon estime n’avait pas faibli mais que je n’éprouvais nul besoin de relire, Breton, Desnos, Molière, Shakespeare, la correspondance de Diderot et de Voltaire (l’encombrement et le poids intervenaient dans mon jugement), Balzac, Mallarmé, Baudelaire, Nizan, Valéry, tout Barrès, Aragon, Giraudoux, Joyce, etc. Quand j’eus, après beaucoup d’hésitation, choisi les douze livres que j’emportais (Le Coq et l’Arlequin, Monsieur Teste, Henri Brulard, Zarathoustra, le tome I des Mémoires d’outre-tombe, Lewis et Irène, Albertine disparue, Le soleil se lève aussi, la Crise de la conscience européenne, de P. Hazard, les Morceaux choisis de Marx, les Confessions, et le 2e volume de l’Histoire de la philosophie de Bréhier) je m’aperçus qu’il subsistait encore un monceau de livres qui avaient échappé au classement.[2] »
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