L'enterrement d'Alfred Jarry (Paul Léautaud / Guillaume Apollinaire/ Jehan Rictus)


Collection Félicien Marbœuf - Alain Rivière (ici)

Dimanche 3 Novembre. — Aujourd’hui, enterrement de Jarry. Je suis arrivé à la Charité à trois heures moins vingt. On se réunissait dans une petite cour à part. Quand j’y suis arrivé, Mirbeau m’a aperçu et s’est dérangé pour venir au-devant de moi me dire bonjour très cordialement. II m’a d’abord demandé si j’avais vu Jarry mort. Je lui ai répondu non. […]
Je trouve Vallette. Il me demande aussi si j’ai vu Jarry. Je lui réponds non. « Voulez-vous le voir », me dit-il, et je le suis. Sous une sorte de hangar, le cercueil était exposé, encore ouvert, ce dont je ne m’étais pas douté en le voyant de loin. Je suis resté un moment à regarder ce pauvre Ubu. Il était mieux que vivant, certes, l’air d’un jeune Christ de l’école espagnole, avec un visage très calme, très reposé. Toujours l’expression habituelle : l’air de dormir. C’est curieux cette espèce de vernis que la mort met sur les visages.
Nous sommes partis à 3 heures. Arrêt vingt minutes à Saint-Sulpice, puis en route pour Bagneux. Nous avons dû y arriver vers cinq heures. Foule au cimetière, visite aux morts. Des globes électriques allumés çà et là sous les arbres, dans les allées. C’est le premier enterrement que je vois avoir lieu si tard, auquel j’assiste, plutôt. Mirbeau, Descaves et Renard ont suivi jusqu’au bout. J’ai salué de loin Descaves, et serré la main à Mirbeau au départ du cimetière. À l’arrivée à la Charité, il m’a semblé que Renard me regardait, comme si quelqu’un lui eût dit qui j’étais. J’ai vu Beaubourg, Valéry, Le Cardonnel. Chacun m’a parlé et complimenté sur M. Boissard. J’ai vu aussi Charles-Louis Philippe qui est venu me serrer la main. Je suis revenu avec Van Bever et Caussy, moitié à pied, moitié en fiacre. Je n’en suis pas moins rompu.

Paul Léautaud - Journal littéraire


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Jarry mourut le 1er novembre 1906 [sic 1907] et le 3 nous étions une cinquantaine à suivre son convoi. Les visages n’étaient pas très tristes, et seuls Fagus, Thadée Natanson et Octave Mirbeau avaient un tout petit peu l’air funèbre. Cependant tout le monde sentait vivement la disparition du grand écrivain et du charmant garçon que fut Jarry. Mais il y a des morts qui se déplorent autrement que par les larmes. On ne voit pas bien des pleureuses à l’enterrement de Folengo, ni à celui de Rabelais, ni à celui de Swift. Il n’en fallait pas non plus à celui de Jarry  De tels morts n’ont jamais rien eu de commun avec la douleur. Leurs souffrances n’ont jamais été mêlées de tristesse. Il faut pour de semblables funérailles que chacun montre un heureux orgueil d’avoir connu un homme qui n’ait jamais éprouvé le besoin de se préoccuper des misères qui l’accablaient lui et autrui.
Non, personne ne pleurait derrière le corbillard du Père Ubu. Et comme c’était un dimanche, le lendemain des Morts, la foule de ceux qui avaient été au cimetière de Bagneux s’était vers le soir répandue dans les guinguettes des alentours. Elles regorgeaient de monde. On chantait, on buvait, on mangeait de la charcuterie : tableau truculent comme une description imaginée par celui que nous menions en terre.

Guillaume Apollinaire - Les Marges (novembre 1909)


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J'aurais dû aller à l'enterrement d'Alfred Jarry aujourd’hui mais je ne m'y suis pas rendu. J’aurais encore une fois trouvé toute la littéraillerie au grand complet, les discours de rien, les dévideurs de raffinements psychologiques, les robinets d'eau tiède tels Mauclair, les dilettantes, les rares, les vendeurs de phrases, les gratteurs de virgules, tous les eunuques, les inutiles qui n'ont pas le sens Humain et vivant. A quoi bon !
D'ailleurs Jarry qui s'abandonnait et se saoulait mécaniquement, victime de ses propres fumisteries, Jarry m’intéressait peu... 

Jehan Rictus - Journal 

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