Quelle belle ville que Paris, mon cher ami !



Mercredi 29 août 1917

Quelle belle ville que Paris, mon cher ami ! Depuis une huitaine qu’il m’est permis de sortir, je ne suis pas las d’en admirer les rues et les boulevards. Les taxis, trop rares, font un bruit délicieux. Et les dames ! Si leurs propos ne sont pas toujours aussi héroïques qu’il conviendrait – mais, Dieu merci, elles manquent aux convenances assez souvent – leurs voix semblent à un permissionnaire convalescent d’une douceur exquise. Seul le Bar de la Paix n’est plus, si j’ose dire, à la hauteur : d’abord vous lui manquez ; puis je me suis aperçu, la dernière fois que j’y suis allé (il y a un temps infini), que ses dessus de cheminée genre Dufayel lui donnaient beaucoup de charme, sans compte que le barman ne sait plus confectionner congrûment ces grogs half and half dont il faut que vous ayez emporté le secret avec vous.
J’avais égaré l’adresse que vous m’aviez donnée pour vous écrire, dans je ne sais plus quelle ville du Midi-Est ; aussi n’avais-je point eu, depuis bien longtemps, la moindre nouvelle de vous. Cela me chagrinait fort, je vous l’avoue : car avec quel plaisir on se rappelle ses amis d’autrefois, les vrais, ceux qui savent la langue française enfin, quand la dureté des temps vous contraint de vivre au milieu de camarades plus communément héroïques que lettrés ! Mon escadrille se compose d’artilleurs cordiaux, amicaux même, mais pour la plupart ingénieurs, et, n’ayant jamais pu comprendre goutte à ce qui les intéresse exclusivement, comme les moteurs d’aviations, la construction des avions (qui est plus ou moins « mécanique » paraît-il), la « poussée de l’air », les « forces », et autres balivernes, j’ai toujours eu grand peine à prendre intérêt à leurs conversations. Eux, de leur côté, regardent tous les livres comme des « bouquins », ne goûtent point d’autre musique que celle de Tipperary, et apprécient peu la beauté de la nature – en quoi, au reste, je leur ressemble pour l’instant, car je suis las de la campagne, je le confesse, et tout à fait porté à considérer les amateurs de « camping » et autres excursionnistes comme des fous.
La vie me semblerait donc charmante ici, s’il s’y trouvait plus de monde. Malheureusement, la plupart de mes amis sont à la campagne, où je n’irai les retrouver sous aucun prétexte, et je me vois borner à fréquenter les embusqués (oh ! que ce mot est démodé !) lesquels tiennent des propos que je désapprouve, presque tous – si bien que je jure de ne plus me faire blesser à la fin de juillet.
Que n’êtes-vous ici ! Je me sens merveilleusement abruti ; mais je vous sais assez indulgent pour me le pardonner ; en sorte que j’aurais bien grand plaisir à vous voir. Est-ce que vraiment vous ne reviendrai pas quelque jour ? Je présume que vous êtes mieux portant, puisque vous ne me dites rien de votre santé. Au moins, je le souhaite de tout cœur. Assurez m’en dans une prochaine lettre, s’il vous plaît, et trouvez ici la sincère amitié de Jacques Boulanger, qui habite 22 rue Oudinot.

lettre de Jacques Boulenger à Paul-Jean Toulet. 
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