Anthologie des Dédicaces (suite) - José Corti



commentaire : on aurait aimé la voir figurer dans notre anthologie des dédicaces parue l'an dernier aux éditions de la Table Ronde, mais on ne connaissait pas le livre - ou, plus exactement, on ne le possédait pas. On vient de le trouver (on en reparlera) et on s'empresse de reproduire la dédicace qui l'ouvre, magnifique et bouleversante. 

La maison José Corti fut créée en 1938. Durant la guerre, elle publia clandestinement un certain nombre de textes. En 1944, François Le Lionnais (fondateur de l'OULIPO), qui s'était engagé très tôt dans la résistance lyonnaise, arriva à Paris et utilisa la fameuse librairie du 11 rue de Médicis pour ses activités. Il le fit visiblement avec une extrême inconséquence, un manque de prudence qui attira très vite l'attention de la Gestapo. Laquelle débarqua un beau jour rue de Médicis et arrêta la femme et le fils de Corti, seuls présents. Ils furent envoyés à Fresnes. On put prévenir Corti, qui était absent, de ce qui s'était passé et il entra dans la clandestinité. Sa femme et son fils furent déportés dans des camps de concentration, et seule la première revint. Dominique Corti (“Doumé”), qui avait dix-neuf ans, faisait partie du réseau Marco Polo. Il resta plus de trois mois à Fresnes et se retrouva dans le tristement fameux convoi du 15 août 1944, le tout dernier qui partit de Pantin en direction de Buchenwald (pour les hommes) et Ravensbrück (pour les femmes). Jose Corti ne se remit jamais de la perte de ce fils, très brillant, qui avait traduit le Château d'Otrante d'Horace Walpole (publié par la maison Corti). Pour la petite histoire, Le Lionnais fut également arrêté, torturé, et déporté à Dora. José Corti ne lui pardonna jamais. Dans son livre, il a des mots très durs à son égard - il songea même pendant des années à le tuer, après la guerre... 

addendum : lire dans les commentaires les très intéressantes remarques de deux lecteurs, qui nuancent ou corrigent les propos de José Corti, sa “version” de l'histoire, une histoire sur laquelle on ne connaîtra sans doute jamais la vérité.


Commentaires

  1. Toujours pour la petite histoire, Corti — l'un des premiers éditeurs des surréalistes — ne parvint à se consoler de cette perte irrémédiable qu'en trouvant refuge dans la foi catholique, au point de s'opposer après-guerre à la réédition des Rouilles encagées de Benjamin Péret, qu'il avait édité dans les années vingt.
    Chacun se console certes comme il peut, mais là c'est amèrement triste…

    Je n'ai pas relu Souvenirs désordonnés depuis leur parution voici plus de trente ans, mais les terribles accusations portées par Corti contre Le Lionnais me paraissaient tellement outrancières que j'avais cherché d'autres témoignages sur cette arrestation : il semblerait que Le Lionnais n'ait pas été aussi inconséquent que le prétend Corti et que cette tragédie fut en réalité le fruit d'un très malheureux enchaînement de circonstances (mais désolé, je n'ai plus en tête les références de cette version apaisante : peut-être un entretien avec Le Lionnais lui-même, peut-être dans un vieux Magazine Littéraire…)

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    1. Entre la version de Corti et celle de Lionnais, il doit y avoir une réalité moins terrible que celle que livre le bouquin. Mais au vu des quelques recherches que j'ai effectuées, la balance pesait plus du côté de celle de Corti...

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  2. L'affaire Le Lionnais/Corti ne sera jamais pleinement élucidée. Pour m'être longuement penché dessus (je suis le biographe de François Le Lionnais), je puis dire que François Le Lionnais et José Corti manquent tous les deux d'objectivité (ce que je puis comprendre) et d'une certaine façon "mentent par omission".
    Ainsi, François Le Lionnais, dans son long entretien avec le Colonel Rémy (dans "Autour de la plage Bonaparte", Librairie académique Perrin, 1969, pp. 271-352), parle longuement de son action durant la guerre, mobilisé d'abord, puis entrant en résistance après sa démobilisation, se faisant arrêter le 29 avril 1944 par la Gestapo, mais oublie tout bonnement et simplement de parler de la librairie Corti qui était le siège parisien de son activité de résistant (sous couvert de revue de poésie), lui assurant l'utilisation du téléphone de l'arrière boutique (tout en laissant José Corti dans l'ignorance totale de cette activité). De même, José Corti dans ses "Souvenirs désordonnés" (pp. 110-114 et 123-124) laisse entendre que la Gestapo est venu chercher le Lionnais dans sa librairie et que, ne l'ayant trouvé, elle s'est emparée de sa femme et de son fils. Cela est faux, puisque la Gestapo est arrivée le 2 mai 1944 chez Corti, alors que Le Lionnais avait été arrêté trois jours plus tôt. De même, José Corti omet de préciser que son fils Dominique était résistant lui-même, faisant partie du réseau Marco Polo, le même réseau au sein duquel travaillait Le Lionnais (comme en témoigne le bel hommage que René Char lui témoigne ici : http://archipope.over-blog.com/article-13280547.html). Dominique Corti avait-il été "embauché" par Le Lionnais ? Nous ne le saurons jamais.
    La suite est la suivante : François Le Lionnais, Dominique Corti et Mme Corti sont envoyés à Fresnes durant trois mois, jusqu'au 15 août 1944. Le Lionnais est torturé, mais ne parle pas (selon ses dires, nous n'avons pas d'autre source). Il sera déporté dans le dernier convoi, celui du 15 août 1944, en même temps que Dominique Corticchiato (c'est son nom complet) (matricules 76931 pour Dominique Corti, et 77852 pour Le Lionnais). On les retrouve ici tous les deux, dans la liste des déportés du "dernier convoi" : http://dora-ellrich.fr/15-aout-1944/
    Le fils Corti ne reviendra pas. François Le Lionnais survivra jusqu'à la libération des camps, et rentrera à Paris le 3 mai 1945.
    Mme Corti, quant à elle, rentrera au foyer le 17 août 1944. Elle n'a donc pas été déportée.
    Je comprends l'indicible douleur (l'inguérissable blessure) que portent en eux José Corti et sa femme.
    Je ne cherche qu'à tenter de rétablir une forme de vérité historique, en comblant notamment les lacunes des propos de l'éditeur et du fondateur de l'Oulipo.
    Enfin, je ne connais pas de Magazine Littéraire consacré à cette affaire ou à Le Lionnais, et je ne connais aucun document dans lequel François Le Lionnais ait prononcé le nom de Corti.
    Il y eut donc après guerre un silence complet de Le Lionnais par rapport à la famille Corti ; et une forte exagération du rôle joué par François Le Lionnais dans la déportation de Dominique Corti de la part de José Corti.

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  3. Merci, cher Monsieur, pour ces précisions très intéressantes et définitives (hélas, si je puis dire, puisqu'à l'évidence nous n'en saurons jamais plus).
    J'ai bien entendu lu samedi, avant de rédiger mon commentaire ci-dessus, votre entretien avec Maroussia Naïtchenko, sans rien y trouver concernant ce point obscur.

    Toutes mes excuses pour avoir évoqué à tort le Magazine littéraire comme source possible d'une rectification de mon jugement à l'époque (le nom de cette revue m'est venu à l'esprit parce que je sais que je la lisais alors) : cela remonte à plus de trente ans mais je me souviens quand même avoir compris sur le moment que quelque chose clochait dans la version de Corti, sans doute parce qu'une recension des Souvenirs désordonnés… mentionnait cette impossibilité chronologique.
    Peut-être était-ce dans La Quinzaine Littéraire, que je lisais également à l'époque ?
    Désolé d'être aussi imprécis, surtout au regard de vos exactitudes !

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    1. Cher Monsieur, je vous remercie à mon tour de votre réactivité.
      Je ne prétends pas tout savoir sur Le Lionnais, qui aurait pu donner des entretiens dans des journaux littéraires sans que j'en eusse trouvé la trace.
      Ce qui me paraît évident, c’est que François Le Lionnais a, après la guerre, définitivement cessé de parler de Corti. Un sentiment de culpabilité tout de même (ou de vague responsabilité, disons) ? On trouvera donc difficilement la version de François Le Lionnais sur « l’affaire ».
      J'ai eu la chance de pouvoir m'entretenir avec Maroussia Naïtchenko en effet (peu de temps avant son décès), qui était la sœur de celle qui fut la femme de Le Lionnais entre 1952 et 1959. Maroussia N. a écrit un livre admirable sur son implication dans la guerre, au sein des Jeunesses communistes ("Une jeune fille en guerre", chez Imago, avril 2003), mais elle n'a pas évoqué la présence de Le Lionnais à la librairie Corti.
      Quant à la recension que vous évoquez, elle est sans doute issue de ma propre plume ! (dans Histoires littéraires, en 2010) : fort peu de gens connaissent en effet le détail de cette affaire.

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    2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    3. Merci à vous deux pour ces commentaires et ces éclaircissements - si je puis dire, car il reste beaucoup de zones d'ombre dans cette affaire.

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