La tournée des libraires selon Pierre de Régnier



commentaire : on lit en ce moment Trois pas en arrière, livre de souvenirs de Henry Muller, qui travailla chez Grasset, à divers postes, durant plusieurs décennies. L'ouvrage, qu'on trouve encore facilement puisqu'il fut réédité en 2002 à la Table Ronde, se lit avec plaisir : le ton est enjoué et les anecdotes succèdent aux anecdotes, avec pour toile de fond le Paris de l'entre-deux-guerres. On est notamment tombé sur cette page où Muller, encore au début de sa carrière, travaille avec l'un des deux représentants de la maison Grasset, un certain Léon Rouanne. Il va l'accompagner dans ses tournées, dont celle-ci, destinée à présenter La vie de Patachon, de Pierre de Régnier. Et comme ledit Pierre de Régnier est de la partie, on se doute que les choses ne vont pas faire dans la tristesse ni la sobriété. On est en 1930.
 

Une des plus belles tournées que je fis avec Rouannet, fut celle où nous devions présenter à ces messieurs de la librairie, Pierre de Régnier, dit Tigre, qui venait de faire paraître sa Vie de Patachon. Ni Tigre, ni Rouannet, ni moi, n'eûmes jamais aussi soif que ce jour-là, lorsque nous nous élançâmes en taxi, vers 4 heures de l'après-midi, direction librairie Flammarion du boulevard des Italiens. Brusquement, Tigre proposa que l'on bifurquât vers les librairies des Champs-Elysées ; il n'y en avait aucune, en ce temps, et Rouannet le fit observer doucement. Mais Tigre devint persuasif et assura que tous les barmen, qui étaient ses amis, seraient susceptibles de s'intéresser à la diffusion des aventures d'Emma Patachon. Nous acceptâmes l'expérience. On débuta par le restaurant Langer. Deux heures plus tard nous achevions nos visites par le Carlton. Partout les commandes avaient été copieuses : partout nous avions terriblement bu tant notre joie était grande. Rouannet, après dix mille exemplaires souscrits, ne notait même plus le nombre de livres sur son calepin qu'il avait d'ailleurs égaré. A lui seul le barman du Carlton s'inscrivit pour trois mille Patachon. Nous pleurions de bonheur, tout en avalant des dry-Martini, par reconnaissance. Vers 19 heures, Rouannet annonça gravement que nous allions égaler, voire dépasser, le tirage de L'Atlantide. Tigre, encouragé, déclara qu'il fallait, sur notre lancée, « faire » les boîtes de nuit. Il ne doutait pas que nous atteindrions le million. Malheureusement Rouannet habitait en banlieue, d'une part ; d'autre part il ne se sentait plus très bien ; enfin et surtout, il commençait vaguement à se demander de quelle façon il allait rédiger sa note de frais, car il avait tout réglé, partout. Nous le hissâmes, assez anxieux, dans un taxi. Je crois que Tigre eut raison le surlendemain, glissons sur le lendemain, d'envoyer un exemplaire en hommage à tous ces gentils barmen qui ne commandèrent, bien entendu, jamais un volume, mais qui nous avaient, une après-midi durant, bercés de si agréables illusions.

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