Commentaire : dans le cadre de recherches pour un projet, on est allé à la Bibliothèque de l'Arsenal consulter les recueils de Quinzaine littéraire. Dans celui de 1975, et plus précisément dans le numéro du 1er au 15 mars, on est tombé sur cet article, pour le mois étonnant : un article de Roland Barthes sur  le Roland Barthes écrit par… Roland Barthes et publié dans la collection Écrivains de toujours, aux éditions du Seuil. Un “Barthes puissance trois”, comme le souligne malicieusement le titre. Le texte, qu'on reproduit plus bas, est assez délectable… 








Je suppose que si l’on demandait à Barthes une critique de son propre livre, il ne pourrait que se récuser. Sans doute n’aurait-il aucun mal à relever les ratés de son texte, à établir lui-même le bilan de sa performance ; mais ce ne serait pas sortir du champ opératoire de l’écrivain, qui relève plutôt de la conversation intime. Pour le reste, puisque la critique n’est jamais rien d’autre, traditionnellement, qu'une herméneutique, comment pourrait-il accepter de donner un sens à un livre qui est tout entier refus de sens ?
Essayons de le faire à sa place, puisqu’il déclare forfait (et qu’on n’attende pas de nous que nous le lui reprochions). Qu’est-ce que le sens d’un livre ? Non pas ce dont il débat, mais ce avec quoi il débat. En tant que sujet individuel, corporel. Barthes est visiblement aux prises avec deux Figures (deux Allégories, au sens médiéval) : la Valeur (ce qui fonde toute chose en goût et en dégoût) et la Bêtise ; en tant que sujet historique, avare deux notions d’époque : l'Imaginaire et l’Idéologique.
Il est curieux qu’un auteur, ayant à parler de lui, soit à ce point obsédé par la Bêtise, comme si c’était la chose interne dont il avait peur : menaçante, toute prête à fuser, à revendiquer son droit à parler (pourquoi n’aurais-je le droit d’être bête ?) ; bref, la Chose. Pour tenter de l’exorciser, Barthes fait comme Gribouille, il s’y met dedans ; certains fragments du « R. B. » sont courts (« C’est un peu court, jeune homme ») ; en un sens, tout ce petit livre, d’une façon retorse et naïve, joue avec la bêtise - non celle des autres (ce serait trop facile), mais celle du sujet qui va écrire : ce qui vient à l’esprit est d'abord bête (tout empêtré de l’Autre, qui me souffle mon premier discours) : la spontanéité est imbécile, parce qu’elle ne peut que reproduire, imiter, et cela en toute bonne conscience. Quoique écrit de façon un peu distante et comme mate (sans brio), le « R.B. » donne un état immédiat des idées : un tour de plus, et celle-ci ou celle-là serait peut-être devenue une idée d’« avant-garde » ; mais ce tour n’est pas donné. On dirait que Barthes fait ici l’expérience de sa propre banalité, qu’il descend en elle. Qu’est-ce qu’il trouve au fond ? Évidemment, l’Idéologie. L’idéologie n’est pas donnée ici comme un objet extérieur d’étude ou de dénonciation, mais comme une puissance contaminante, un ver qui ronge toute énonciation : l’idéologie (bourgeoise, petite-bourgeoise) parle en moi, et cette parole, le « R.B. » ne peut que l’offrir silencieusement à entendre, d’une façon, si l’on peut dire, stoïque (rien de plus culpabilisant, aujourd’hui, que la marque idéologique). La création dont le livre est le lieu n’est ni dans les énoncés, ni même dans l’écriture, mais essentiellement dans l’acte clandestin par lequel Barthes « s’imagine » une idée, lui met des guillemets et puis les ôte : déboîtement qui s’offre évidemment à tous les malentendus, à commencer par celui (recherché ou non ?) de passer inaperçu.

L’Imaginaire

Au plan de l’Idéologie, le sujet historique qu'est Barthes – ou du moins Barthes-en-train-de-s’exprimer – se débat avec son image de classe, dont le langage est le miroir fatal. Or, ce débat avec l’Image, Barthes le reprend ailleurs, à travers une notion psychanalytique : l’Imaginaire. L’Imaginaire n’est pas aujourd’hui très bien considéré, peut-être parce qu’il a encore trop d’attaches avec le moralisme classique, qui était réflexion sur « l’amour propre », la « sincérité », et autres attributs idéaux du Moi : on lui préfère actuellement tout énoncé sur le Désir et la Jouissance. En mettant au premier plan de son livre l’Imaginaire – son imaginaire – Barthes se démode quelque peu ; son livre paraîtra à certains en retrait par rapport au Plaisir du Texte (à moins qu'un nouveau tour de la Mode ne vienne bien- tôt donner un peu de prestige a ce registre déshérité, que se partagent seulement les petits enfants et les amoureux). Mais pouvait-il faire autrement ? Ayant accepté d’écrire sur « lui », il ne pouvait énoncer que ce qui lui appartient en propre : non pas le Symbolique, la Jouissance, mais le Miroir : les modes, variés, échelonnés, reportés, toujours décevants, sous lesquels il s'imagine, ou encore (c’est la même chose) : sous lesquels il veut être aimé. Ce n'est pas pour rien, semble-t-il, que l’imagerie du « R.B. » (rassemblée symboliquement avant que le texte commence) est l'imagerie à peu près exclusive d’une enfance. Ce n’est pas pour rien que le livre est ponctué trois fois par l’image de la Mère : d’abord radieuse, désignant la seule Nature reconnu par un sujet qui n’a cessé de dénoncer partout le « naturel » ; puis comblant, enserrant l’enfant triste dans la relation duelle, marquant d’une éternelle « demande d'amour » ; posée enfin à côté, devant et derrière le Miroir et fondant dès lors l’identité imaginaire du sujet. Créativement (car, après tout, le « sujet » Barthes n’intéresse que lui), l’Imaginaire conduit, tout comme l’Idéologie, à une énonciation qui n’en finit pas de se décrocher et ne parvient pas à s’ancrer dans aucun référent. D’où l’encadrement des énoncés : discontinus, cernés, « écrits », frôlant parfois la maxime, la dictée, le pastiche, le morceau, la grimace, assumant le « figé » de l’image, on dirait vaguement qu’ils tentent de participer à cette sidération imaginaire qui saisit l’animal face à son leurre.

L’idéologique

L’Idéologique, c’est quoi ? C’est ce qui fait consister l’idée. Et l’Imaginaire ? Ce qui fait consister l’Image. Il s’agit donc une fois de plus d’un débat sur le sens, en tant qu’il consiste, qu’il « prend » ; bref, il s’agit encore d’une sémiologie, mais cette fois-ci tacite, défaite, sauvage et glacée tout à la fois, débarrassée de toute visée scientifique ou simplement métalinguistique). Cette sémiologie est bien différente de l’ancienne ; tout son effort semble être d’assigner aux énoncés idéologiques et imaginaires une même place : celle de la méconnaissance : là où je m’imagine, je me méconnais. Quoi, pas de vérité ? – Si, aux autres, au lecteur, à l’Autre. Prisonnier d’une collection (« X. par lui-même ») qui lui proposait de « se dire », Barthes n’a pu dire qu'une chose : qu’il est le seul à ne pouvoir parler vraiment de lui. Tel est le sens, « décevant », de son livre. Il aurait beau entasser déclarations, interviews ou articles, s’entourer d’un nuage de commentaires, comme la seiche de son encre, rien n’y fera : comme sujet imaginaire et idéologique, la méconnaissance (non l'erreur, mais le report, infini de la vérité à travers le langage) est son lot fatal, quoi qu’il écrive sur lui et de quelque nom qu’il le signe – fût-ce le plus éprouvé des pseudonymes : son propre nom, son Nom Propre.

Commentaires