Pierre de Régnier en photos (épisode 3)


commentaire : on avait acheté voici un moment le catalogue d'une exposition consacrée à Marie de Régnier, et qui s'était tenue à la Bibliothèque de l'Arsenal entre février et mai 2004. Parmi les œuvres et documents exposés, il y avait cette très très belle photo de Pierre de Régnier (date non précisée) qu'on ajoute évidemment à notre collection (voir ici et pour les épisodes précédents).
De nombreuses autres petites choses concernaient PdR dans cette exposition, dont l'illustration qui servit de base à la couverture de La Vie de Patachon dans l'édition du Livre d'Aujourd'hui. Il y eut quelques modifications, plus ou moins importantes, dont la plus évidente est cette robe de chambre rouge qui vient pudiquement couvrir Emma Patachon.
Et puis, il y a ce poème écrit en juin 1924 au café-restaurant Weber (fréquenté par le tout-Paris artistique, journalistique et littéraire d'alors, et aujourd'hui remplacé par une boutique Gucci). C'est une lettre adressée à Jean de Tinan (du moins à son double, Raoul de Vallonges), un des amants de Marie de Régnier, et qui aurait pu être le père de Pierre de Régnier - il est mort en novembre 1898, quelques semaines après la naissance de PdR. On sent ce dernier sérieusement déprimé, et alcoolisé, à la suite sans doute d'une de ces déceptions sentimentales dont il était coutumier. Le poème, en tout cas, absent (sauf erreur) des différents recueils de Pierre de Régnier, fait partie de ses plus réussis.






 

Je pense à vous ce soir, chez Raoul de Vallonges

Car j'écris à la table où vous avez rêvé

Et l'avenir qui fuit, le passé qui s'allonge

Rendront plus doux mon rêve où je vous ai trouvé.

 

Et si je pense à vous, seul sur cette banquette

Où vos contemporains ont posé leurs séants

C'est que ma solitude impitoyable et nette

M'a fait voir la puissance immense du néant.

 

Raoul, vous êtes mort l'année de ma naissance

Et pourtant, c'est bien vous que j'ai le plus aimé

Vous étiez la jeunesse et puis l'insouciance

Et vous avez toujours, sans vieillir, su charmer ;

 

Raoul, vous êtes morts, et vous aviez mon âge

Raoul, vous étiez jeunes et vous l'êtes resté

Moi, je ne suis pas mort, mais je tourne la page

De l'amour impossible à la réalité.

 

Penses-tu réussir, mon cher Raoul ! Aimienne

Fut trois ou quatre jours d'amour inassouvi

J'ai le temps de vieillir, Raoul, avant que vienne

La réussite de ce que j'aurai suivi ...

 

Et quand je vous relis, mon frère d'un autre âge

Je me confie à vous, qui seul, me comprendrez

Je pleure tout mon désespoir entre vos pages

Et peut-être qu'un jour, vous me consolerez...

 

Le restaurant Weber ! Vingt-et-un, rue Royale ...

Vingt-et-un et même vingt-trois ! Dieux, que c'est vieux !

Je suis là, survivant d'une époque ancestrale

Espérant voir toujours ce qu'ont pu voir vos yeux ...

 

Je pense aux petits bleus de Gérard de Kerante

Qu'il écrivit à la terrasse... à vos amours

Pour Odette Laurent, ou votre cœur en pente

A pensé reposer un peu plus de huit jours

 

Et les œufs brouillés de Pierre Lionel Sylvande !

Jeanne, et Blanche-Marcelle ! Et Flossie aux yeux verts !

Raoul, restez ici ce soir... Je vous demande

De calmer des désirs que l'on croirait pervers...

 

Raoul, je suis tout seul, et personne ne m'aime

Raoul, je me cramponne à de vieux souvenirs ;

Raoul, je veux aimer, Raoul, je veux Aimienne

Ou bien n'importe qui... – Penses-tu réussir !

 

Rien ne viendra troubler mon rêve taciturne

Vous ne fûtes jamais aussi sec que je suis

Et pourtant je suis plein de désespoirs nocturnes

Je cherche comme vous l'amour... l'amour qui fuit

 

Et voilà donc pourquoi cette nuit qui s'allonge

S'adoucira sans doute au troublant souvenir

Des premières amours de Raoul de Vallonges,

Comme seule une nuit d'été peut s'adoucir...

 

Weber, Lundi 23 juin 1924

minuit moins vingt. 


texte complet du poème trouvé ici




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