Pierre de Régnier - La nuit en smoking (1924)




LA NUIT EN SMOKING

Par Pierre de Régnier 

Candide – 13 novembre 1924

Deuxième des trois chroniques “retrouvées” de Pierre de Régnier et publiées dans le magazine Candide au milieu des années 1920, six ans avant celles parues entre 1930 et 1939 dans Gringoire, et qui lui valurent une certaine renomméeOn trouvera la première chronique - La Nuit en habit - ici
À noter que sur la droite de l'illustration, au premier plan, on reconnaît sans trop de mal Pierre de Régnier, ici en compagnie de son fidèle collègue de bringue, René Guetta, identifiable à son grand nez (et devenu dans le texte Roger Tréma, personnage qu'on retrouve notamment dans La Vie de Patachon).



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J'ai laissé l'autre jour, rue Caumartin, mon ami Filibert de Savoie avec deux Américaines, complètement ivre, et le chapeau claque sur l'oreille. J'avais l'intention de me diriger place Pigalle, mais j'ai changé d'avis en route et je me suis d'abord arrêté cinq minutes au Perroquet.
Le rideau de fer était baissé, mais comme j’ai la bonne fortune de connaître le chasseur, il le soulève à moitié et me voilà dans l'escalier. Des gens descendent, qui ne sont pas assez connus pour avoir le plaisir d'être entassés, et qu'on a refusés sans ménagements.
En haut, je me faufile entre les hommes impérieux et les femmes geignantes qui prétendent avoir une table sur la banquette, et qui, en attendant, obstruent la porte étroite. Je me glisse, les cuisses serrées, entre de petites tables, suffisamment basses pour que le bas de mon smoking puisse renverser un ou deux verres.
Il y a là, serrés sur la piste et alignés sur une longue banquette, une femme, une poupée, un homme, une femme, une poupée, et ainsi de suite jusqu'à l'infini, c'est-à-dire le bout de la salle. Car, au Perroquet, on distribue aux femmes des poupées modernes aux jambes démesurément longues, poupées que l'on s'arrache et qu'on installe ensuite sur le dos de la banquette, avec les fourrures, comme si on n'était pas déjà trop.
Dans cette salle, le plus extraordinaire mélange de gens du monde et d'Américains de troisième ordre transpire en commun. Il y a aussi des espèces de banquets, avec de grosses dames, des messieurs à barbe et à binocle, et des petits jeunes gens en smoking et cravate blanche. Des garçons passent, avec peine, portant au-dessus de la tête des clients des salades et des foies gras à la gelée, découragés comme les poitrines…
Me revoilà sur le trottoir, le rideau de fer rebaissé derrière moi, avec l'impression d'avoir échappé à un cataclysme. Un taxi tremblotant m'emmène à travers les petites, rues noires d'un Montmartre désaffecté et j'arrive dans l'éblouissement mauve et rouge de la place Pigalle.
À l'Abbaye, dès l'entrée, une impression d'habitude et de tranquillité bruyante m'envahit agréablement. L'orchestre joue un fox lent, moitié valse, moitié blue, et le digne Ernest m'indique d'un geste grandiose et professionnel, que j'ai des amis dans la salle.
J'aperçois en effet, à une table au bord de la corbeille. Bernard de Geonssac, Roger Tréma et Mary Pudding.
J'aime beaucoup Bernard de Geonssac. C'est un homme d'habitude. Il est tous les soirs de la vie à l'Abbaye, « chez Thélème », ainsi qu'il a coutume de dire. 
Ce soir, il est un peu pâteux et s'obstine à lancer un mosser dans un verre de Champagne, en le faisant tourbillonner en l'air. Quand il y réussit, il prononce d'une voix sentencieuse :
— Je suis le champion olympique du lancement du mosser. 
— Eh bien, soit ! dit Roger Tréma. 
You’re absolutely right, déclare Mary Pudding, qui réprouve ces facéties stupides.
Mary est blonde, il serait inutile de le nier ; elle est Anglaise et digne et a envie de danser. Je l'invite.
En dansant, je me rends mieux compte de la composition des lieux. La corbeille est fort bien garnie de ce qui se fait de mieux à Paris comme actrices, couturières, et femmes très lancées. Il y a des Grecs, des vieux messieurs d'une autre époque qui sont là chez eux et qui invitent les poules attachées à l'établissement, lesquelles, de ce fait, ont la gloire et la fierté de manger une poire qui a été épluchée par le garçon.
Mary danse bien, avec les épaules dans les oreilles et un air extasié.
Geonssac a repéré au bout de la salle une femme qu'il trouve bien et il se dirige vers elle, à lentes et grandes enjambées, le regard vague. Roger Tréma a trouvé une femme suffisamment petite pour lui et tourbillonne avec fureur. La salle s'anime, les bouteilles se multiplient, on commence à souper. Les « dames bien » de la corbeille transpercent la musique d'éclats de rire suraigus. Ici, au moins, on a l'air de s'amuser. Geonssac, en se rasseyant, renverse le seau à champagne sur la robe de Mary et casse un verre. La vie est belle…
Entrée de gens bruyants coiffés de fez en papier, agitant des hochets en carton et accompagnés de vieilles femmes ivres. Ils chantent des chansons obscènes et se croient très drôles. On les case au fond de la salle.
Apparition soudaine de Filibert de Savoie.
Il titube à travers les groupes, s'effondre sur la banquette, embrasse Mary, qui est scandalisée, puis se fait présenter. Il m'explique qu'il est revenu ici parce que la place Pigalle est un point central et géographique, et, qu'ayant renvoyé sa voiture, il n'était pas très sûr de retrouver l'avenue du Bois.
Il commande une fine et exige qu'on laisse la bouteille sur la table. Geonssac boit le verre de Mary et celui de Roger Tréma. Filibert me dit :
— Geonssac m'énerve, mon cher, il ne boit rien. Sommelier ! Une autre bouteille…
Arrivée du baron de la Lemare qui est maintenant orné de trois femmes. Il fait de grosses plaisanteries et offre à Filibert de jouer une des trois femmes au poker d’as. La salle se vide un peu. Je  regarde la fumée monter au plafond en forme de coupole, à travers les petits lustres, le long des murs blancs et roses. L'orchestre joue de plus en plus lentement, comme dans le lointain. La table, inondée, est couverte de cendres, d'éclats de verres, et de mégots à bouts roses. Mary, luisante et décoiffée, se remet de la poudre. Geonssac finit la bouteille et le fond des verres ; Ronger Tréma chantonne… On a une impression de béatitude extrême. Un jeune homme et une femme, assis tous les deux seuls dans la corbeille déserte, mangent bien sagement. Le baron commande du caviar… Je pourrais rester comme ça, des heures, dans cet abrutissement gris et rose, bercé par le ronronnement des ventilateurs. Geonssac s'attendrit et fait des déclarations à Mary, la tenant d'une main par la taille, et de l'autre tenant son verre… Filibert en est à son quatrième verre de fine. Il se tourne vers moi :
— Ce Geonssac m'énerve, mon cher, il ne boit pas.

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