Roland Barthes et la maigritude - Playboy, mars 1980



Commentaire : dans le Playboy français de mars 1980 (vol. 8, n°3), on trouve entre autres curiosités une toute nouvelle rubrique, “Forme”, inaugurée avec quelqu'un qu'on n'aurait pas forcément imaginé là : Roland Barthes. C'est drôle, étonnant, forcément intelligent. Et émouvant, aussi, puisque c'est en mars 1980, justement, que Roland Barthes eut l'accident tragique qui lui coûta la vie.
(Propos recueillis par Laurent Dispot.)

Nous devons cette trouvaille à Emmanuel P. qu'on peut notamment suivre sur Instagram ici ou , ou encore sur son épatante newsletter cinéphilique, Le seigneur des agneaux (ici)


Tout le monde parle de « la forme», mais qui en parle bien? Tous les mois, dans cette rubrique, ceux qui l'ont ou l'ont redécouverte livreront leurs recettes, leurs trucs. Ce mois-ci, Roland Barthes, philosophe, qui comme vous et moi a des problèmes de ligne, parle de la « maigritude ». 

BARTHES: J'ai eu une morphologie d'ultra-maigre pendant toute ma jeunesse, d'ailleurs je n'ai pas été pris au service militaire parce que je ne faisais pas le poids réglementaire. Et j'ai toujours vécu à ce moment-là avec l'idée que je serais un maigre, éternellement. Or, en fait, après ma maladie - une tuberculose - lorsque j'ai été guéri (ou stabilisé), je me suis mis à changer de morphologie. Je me rappelle très bien, je me vois encore, cela s'est passé dans le lit de la clinique, à Leysin, en Suisse, où je me trouvais après mon opération (le pneumothorax). Je me suis mis à gonfler. Et j'ai laissé faire : à cette époque la mythologie du “maigrissement” n'était pas aussi forte que maintenant. Et puis un jour, en passant un examen pour tout à fait autre chose, voici qu'on m'a dit : « II faut maigrir… » Donc j'ai commencé à le faire : pas pour des motifs d'esthétique ou de “jeunesse”, mais avec un alibi scientifique et médical. Il y aurait un livre à faire sur tous ces problèmes de l'amaigrissement. Non pas tant sur les “recettes” pour maigrir, comme il en existe tant, que sur le phénomène et sa mythologie. Moi j'en parle beaucoup parce que c'est quelque chose de très “mobilisant”, comme on dit. Vous comprenez, c'est un phénomène religieux, c'est une “névrose religieuse”. Se mettre à faire un régime a tous les caractères d'une conversion. Avec les mêmes problèmes de rechute, puis de retour à la conversion. Avec certains livres qui sont comme des évangiles, etc. Le régime mobilise un sentiment aigu de la faute, qui menace, qui est là à tout moment de la journée. Il n'y a que quand on dort qu'on est sûr de ne pas faire de faute ! À partir du moment ou vous avez accepté la loi d'un régime, qu'il soit “basses calories” ou “privation de sucre”, comme c'est une loi très stricte il y a… mille fautes. Très vite, quand vous êtes dans cet état mental du régime, vous finissez par “halluciner” votre corps. C'est-à-dire que si vous absorbez dix grammes de sucre, qui matériellement ne peuvent absolument pas vous gonfler - en tout cas pas avant vingt-quatre ou quarante-huit heures - eh bien, dans l'beure qui suit vous « sentez » votre corps engraisser. Maigrir, c'est une question de volonté assumée, de lutte. Ce n'est pas le plus difficile : on a conscience de se battre, on se mobilise. Mais toute la question, c'est de se maintenir. Cela consiste à trouver une façon de manger à laquelle on ne pense plus. Il y faut beaucoup de temps.

— L'ennui, c'est que l'interdit est toujours désirable, par définition..
BARTHES: Le fait même que vous installiez une règle très «métrique» fait que vous jouez autour de la barre : vous vous installez des systèmes de compensation. Vous vous dites : oh, ben, puisque je me suis privé de ceci, je vais me rattraper sur cela. On vous dite que cesser de fumer fait engraisser, alors vous profiter de cette affirmation - non scientifique . pour ne pas ajouter à une cure d'amaigrissement une cure de désintoxication du tabac.

— Votre problème, c'est le sucre ?
BARTHES: Pour moi, oui. Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde. Et puis, vous savez, il y a des modes… Vous avez Atkins, par exemple. Il prétend que si on supprime tous les sucres, y compris les fruits, on peut manger autant qu'on veut du reste. En réalité c'est une idéologie qui est très adaptée aux Américains, dans la mesure, d'une part, où elle les frustre énormément (ils sont le peuple qui mange le plus de sucre) : donc ça leur procure une énergie de lutte, sur un point important (plus de sundaes, plus de glaces, plus de Cocas, etc.). D'autre part, le régime Atkins donne une énorme compensation aux Américains : le breakfast ! À chaque page de Atkins, cela revient comme une espèce de description de l'âge d'or : vous n'avez pas tout perdu parce qu'avec moi, le matin, vous avez le droit de prendre tout ce que vous voulez comme bacon, comme saucisses, comme œufs sur le plat, frits, pochés, etc.

— Autre compensation: cela leur donne un gourou. Toujours cet aspect « religieux » du regime... 
BARTHES: Il vaut mieux « additionner » les régimes. Et puis finalement il n'y a qu'un système pour maigrir : c'est de ne pas manger. Savez-vous de quoi j'ai parlé avec l'administrateur du Collège de France, lors de ma première visite de candidature ? Des statistiques américaines sur le pourcentage de réussite des régimes amaigrissants ! A peine 5% se maintiennent… les autres tiennent un moment, puis ils lâchent… Dans le monde moderne, il y a une dialectique sociale qui fait qu'on ne peut pas tenir un régime : si vous mangez quelque chose avec quelqu'un, immédiatement vous êtes soumis au regard de l'autre qui vous empêche de respecter votre régime, d'une manière ou d'une autre. Je suis obligé de compenser mes repas au restaurant en mangeant ascétiquement quand je suis chez moi. Une salade. Une grillade… Je n'aime pas la viande. Mais c'est l'aliment qui convient le mieux pour ne pas engraisser.

— Et le fromage ?
BARTHES: J'aime énormément cela. J'en prends souvent un petit peu entre les repas. Je ne devrais pas, mais…

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