Pierre de Régnier - La nuit snob (1924)





LA NUIT SNOB

Par Pierre de Régnier 

Candide – 13 décembre 1924

Dernière des trois chroniques “retrouvées” de Pierre de Régnier et publiées dans le magazine Candide au milieu des années 1920, six ans avant celles parues entre 1930 et 1939 dans GringoireOn trouvera la première chronique - La Nuit en habit - ici et la deuxième - La Nuit en smoking -



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Perles sur des peaux ridées, chignons gris, diadèmes, petites jeunes filles, musique où le banjo domine, hommes en habit, gens alignés tout autour de la grande salle, sur des chaises rouges, flirts dans le petit salon devant le bronze de Louis XIV à cheval, bouteilles de champagne, fumée de cigares dans le hall, grand bal qui tient un peu de la boîte de nuit… le Ritz, un dimanche soir.
Il y a des gens qui ne dansent pas, debout dans les portes, les mêmes qui font depuis trente ans tous les bals…
Les portes changent... les gens, jamais.
Il y a des hommes, jeunes et beaux, qui font graviter autour des deux boutons qu'ils ont sur les fesses les basques de leur habit, et dont les cheveux reflètent sous les lustres ; il y a des gens qui partent en Amérique, il y a des gens qui voudraient bien se marier, il y a des femmes qui voudraient bien ne plus l'être, mais il y a surtout le Duc et la Duchesse, lord et lady Truckmuche, le prince de Bec d'Ombrelle et la Marquise de Vas-y-Léon… enfin le « Monde » entre guillemets, en italique et avec un grand M, dans toute son horreur.
Et les gens du monde vont au Ritz le dimanche soir, parce que c'est assez amusant d'aller quelquefois dans un endroit « un peu mélangé ». Most, most, most delightfulVery, very attractive… Voilà…
Conversations, présentations…
— Comment va votre mère ?…
— C'est vraiment exquis, ici…
Listen, my dear, this woman
I think she is a « poule »…
— Oh !!!…
— Étiez-vous au bal du comte d'Orgel ?…
Buffet : orangeade…
Et les gens affairés devant le vestiaire, et les très dignes valets de pied, et le chasseur :
— La Rolls de Monsieur le Comte de…
— Félix, Hispano !…
Je demande timidement :
— Un taxi.
Mépris du chasseur.
Après m'être trimballé en habit pendant deux heures dans divers endroits et m'être fait poser des tas de fois cette question : “Vous êtes en habit ? Vous venez du Ritz ?…” j'arrive, rue Pigalle, chez Florence.
C'est un tout petit établissement carré qui ouvre à deux heures du matin. Les Français disent que c'est une boîte de nègres, les Américains disent que c'est un endroit chic. C'est une opinion. Mais enfin, à New York, ils refuseraient certainement d'y aller, tandis qu'à Paris…
À vrai dire, il n'y a là comme nègres que le pianiste, le drummer et la chanteuse, qui a d'ailleurs un succès fou, car elle possède au plus haut point l'art de chanter des chansons lentes, tristes et sentimentales avec ce rythme indéfinissable qu'ont seuls les noirs d'Extrême-Occident.
Quand j'arrive, Florence chante, et le chasseur maintient sur le trottoir des clients trop pressés. La porte s'ouvre et je suis poussé dans une tabagie glapissante, d'autant plus bruyante que tous ces gens viennent de se taire pendant trois minutes.

La salle microscopique est pleine autant qu'elle peut l'être. Une grosse Américaine proteste parce qu'on veut la mettre derrière le piano. La dame du vestiaire, dans un naufrage de pardessus, essaye vainement de revenir à la surface. Le nègre de la grosse caisse fait des roulement de baguettes impressionnants, tandis que le pianiste joue, boit, fume et parle en même temps ; il pose sa cigarette en mesure, qui tressaute de ses dents à celles plus jaunes du piano, et son verre de whisky se vide en un shimmy trépidant et liquide.
Au bar, je rejoins Bernard de Geonssac…
Ce bar est tellement petit qu'il y a tout juste la place pour deux personnes. Il est sous l'escalier qui mène à la cuisine, et le barman est en plus caviste et sommelier.
C’est lui qui distribue les bouteilles aux garçons, et Geonssac s'intéresse énormément à le voir préparer la glace dans les seaux et entourer la bouteille de gros sel gris pour qu’elle reste fraîche. Un commis descend l’escalier en colimaçon, portant des plats américains, poulet frit Maryland, hasch and eggs, pancakes
Un vieux monsieur à lunettes se lève et chante en anglais de grosses plaisanteries ; tout le monde rit très fort, en ayant l’air d'exagérer.
— Au fond, me dit Geonssac, cet endroit-ci est le plus habillé de Montmartre, et maintenant que plus personne ne s'habille pour sortir…

— C’est parce que c'est une boîte exclusivement américaine et que tous ces gens sortent tous les soirs, en bande… des « parties »…
Et je considère la salle.
Il y a des actrices de cinéma, il y a des femmes couvertes de perles, il y a Fanny Ward, il y a des grosses femmes ivres, des quantités de messieurs chauves à lunettes, et des Américaines nouvellement débarquées et qui ne savent pas encore s'habiller ; il y a beaucoup de bouteilles, de cigares et de gilets blancs… et il y a beaucoup de temps que je suis là…

Florence chante ; elle s'accompagne avec les pieds en faisant d'invisibles claquettes ; le piano joue en sourdine, en contre-chant et à contretemps. C'est une chanson triste et  haute, qui monte comme les rêves dans la fumée des cigares, et dont le refrain descend, lourd comme la réalité ; je ne comprends pas un mot de ce qu'elle dit, mais je me sens vague, vague, délicieusement vague… c’est peut-être à cause du whisky... une jeune femme ivre pleure à chaudes larmes dans le faux col fondu de sueur d'un monsieur rougeaud… la salle se vide. Betty et Mary Pudding, suivies d'inconnus, s'en vont et sourient, d'un sourire fatigué… La porte s'entrouvre ; il fait jour. La porte se referme : la soirée continue…
Il n'y a plus personne. Au plafond, la fumée stagne. Un ventilateur ronronne éperdument. Nous partons lentement et nous voilà dans le froid et le petit jour triste. Trois chauffeurs transis nous offrent leurs services et des prix exagérés. Nous remontons à pied la rue Pigalle ; il est six heures du matin. 
— Tu ne sais pas ce qui me plaît surtout dans cet endroit-là ? me dit Bernard de Geonssac.
— Non…
— Eh bien, c'est que ça finit tellement tard qu'on n'a plus aucune envie d'aller ailleurs…
— Tu n'es pas forcé de rester jusqu'à là fermeture…
— Évidemment… dis donc, si on allait faire un tour au Capitole ?…

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